" Il ne m'avait fallu que quelques heures pour me sentir seule. Mais les dieux de la perte promettent plus qu'ils ne tiennent, et d'autres dieux vous guettent, viennent vous remettre sur le chemin, vous faire reconnaître la balise inaperçue, et dirigent vos pas endoloris sur une mauvaise route de goudron érodé, insuffisamment mauvaise pourtant, car elle vous ramène à la communauté... "
Voilà un livre qu'il va être difficile de vous parler... Pourquoi ? tout simplement parce qu'il est des beautés qu'il ne faut pas déflorer, parce qu'il est des mots qu'il faut savoir entendre, lire, capture, savourer, se recueillir. "Lucia Antonia, funambule" de Daniel MORVAN, c'est cela. De la pure poésie, comme des haïkus, de la prose, de la féerie. Lire sa plume, c'est jouer sur un fil, se balancer au gré du vent au dessus du vide, c'est faire fi du vertige, des précipices et des chutes. Lire ce petit bijou c'est ouvrir son âme, apprendre de ces tourments, vivre avec le deuil et accepter que ce fil qu'est la vie se brise, se casse et nous mène vers une possible résilience, un doux chemin où la vie surgie au détour d'un cirque.
Lucia, funambule dans le cirque familial, s'est retirée sur une presqu'île radieuse, douce, où les marais salants sont légions, après la mort accidentelle de sa partenaire, sa "sœur" jumelle Arthénice. Le lieu, une presqu'île, est déjà par lui même tout un symbole : pas la mer, ni la terre, l'étape entre deux chemins, l'havre de paix ou de presque ténèbres, une presqu'île, un fil entre la mer et la terre, entre la vie et l'horizon au lointain... La douceur des embruns, du soleil qui réchauffe le cœur face à l’âpreté, la dureté du sel et des hommes qui y habitent. Le cristal du minéral et des mots...
Suite à un accident, donc, Arthénice tombe de la corde, du fil, un jour où Lucia n'est pas là, le jour où Lucia s'est fait remplacer. Et cette chute, cette absence, elle ne se les pardonne pas. " Nouée : ce qui noue ainsi mon corps est la mort d'Arthénice." Depuis elle retrace dans un petit carnet sa vie de bohème désœuvrée, son rôle d'acrobate sans trapèze, de clown triste. Sans la lumière d'Arthénice, ses pas, ses paroles, ses rires, Lucia est désœuvrée.
" Ma faute : Arthénice est tombée au cours d'une scène où je devais être sa partenaire. Notre numéro de jumelle était le clou du spectacle. Au dernier instant, souffrante, je dus me faire remplacer. Ma cousine Livia prit ma place. Le numéro, si souvent répété, voulait que l'on se croisât sur le fil. Ce moment le plus délicat où l'une se suspend et l'autre traverse sur les mains."
Sur cette presqu'île coupée d'un monde, suspendue entre le ciel et la terre, sur un fil de vie, Lucia fait la connaissance de réfugiées peules magnifiques de sensibilité, de courage, d'affront, Eugénie et Astrée, femmes de courage et d'une beauté sans nom, ("Je suis peule. J'ai mis trois ans de plus à quitter l'Afrique parce que j'ai de long os. Voilà ce que veut dire être peule. Plus grande que celles des rivières du sud, avec leurs reins de chats écorchés. Mettre trois ans de plus à traverser l'Afrique, parce qu'on vous arrête à chaque carrefour. C'est ma vie de vedette. Et après-demain, j'ai vingt-six ans."), d'un garçon au voilier dont nous ne saurons jamais le nom mais qui boit la vie comme on jette les filets dans les eaux vives, et d'un artiste peintre qui "se concentre entièrement sur le tracé du pinceau, qui vibre selon lui comme l'aiguille d'un gramophone, et enregistre le souffle des salines"et redessine, ressuscite le portrait d'Arthénice. Troublantes amitiés, troublant personnage, aura d'une lumière au fil des pages que l'on tourne avec délectation.
Ce roman est d'un beauté infinie. Je l'ai lu en apesanteur, d'un fil de souffle de vie, comme une envolée de mots. Le cirque, monde de l'enfance et de la rêverie, face à l’âpreté du sel, du monde terrible de la mort... C'est un petit roman très sensuel, à la forme et au fond touchant. On le lit délicatement en s'imprégnant de la délicatesse et la douceur des mots et en ayant aussi peur de les voir s'envoler, peur de les voir chuter. Comme sur un fil, lire "Lucia Antonia, funambule de Daniel MORVAN, c'est être funambule, se jouer du vertige, tomber dans le précipice, flotter, faire face, remettre les pieds dans les chaussons de saltimbanques, refaire des pas, retrouver son équilibre, retendre le fil entre deux points, jouer des allers-retours et faire face à la vie. C'est vertigineux de beauté.
"Les chutes mortelles sont le plus souvent dues à la rupture d'un câble. Aucun acrobate ne tombe de peur."
A lire chez Lire et Merveilles et D'une berge à l'autre