« Une cuisine, la nuit. L’unique lampe allumée crée au-dessus de la nappe un cône de lumière dorée que matérialisent les particules en suspensions – une fois l’ampoule éteinte, je doute toujours de leur existence. Je suis rentrée tard et je traîne, assise de travers sur la chaise de paille, le journal étalé bien à plat sur la table et lentement feuilleté, le café du matin versé dans un mug, réchauffé aux micro-ondes et lentement bu. Tout le monde dort. Je fumerais bien une cigarette. La radio diffuse à faible volume un filet sonore qui murmure l’espace, circule et tournoie comme le ruban de la gymnaste. Je ne réagis pas aussitôt à la voix correctement timbrée qui, inaugurant le journal après les douze coups de minuit, bégaye la tragédie sinistre qui a eu lieu ce matin, je perçois seulement une accélération, quelque chose qui s’emballe, quelque chose de fébrile. Bientôt un nom se dépose : Lampedusa. »
Que vous dire sur ce long silence qui s’instaure dans une cuisine, à ce stade de la nuit, quand après une journée de travail, lorsque l’on s’installe à sa table, que tout le monde dort et que l’on s’accorde un instant d’immobilité, de répit. Que dire de ce qui d’un seul coup vient vous bousculer par l’intermédiaire d’une voix entendue à la radio et qui a prononcé une tragédie humaine. Que dire quand tous les cris entendus ne sont que silence au fond d’une mer, quand une île perdue au milieu de la Méditerranée, à quelques encablures d’un continent rêvé, devient un tombeau à ciel ouvert, un territoire à jamais marqué non pas au fer rouge mais au désespoir et à la misère la plus totale. Que dire face à cette voix qui en pleine nuit nous annonce : « 283 noyés lors d’un naufrage à l’aube d’un Noël en 1996, près de 3000 morts ou disparus depuis 2002, environ 350 aujourd’hui, ce 3 octobre 2013. »
Que dire ?
Se rappeler peut-être ?
Se rappeler tous ces paysages traversés, tous ces sites où la mémoire d’un clan s’est déposée, tous ces êtres qui ont traversé durant un instant, un court espace temps, notre vie.
A ce stade de la nuit quand les mots entendus par l’intermédiaire d’une voix provenant d’une radio, viennent nous heurter et nous rappeler nos errances, ce sont toutes ces odeurs de garrigues qui reviennent, ces paysages de Sicile, ces montagnes qui se jettent dans une eau qui abrite des corps qui ont décidé de traverser une mer, de rejoindre un continent pour échapper à une guerre, la misère, croire au meilleur ailleurs.
A ce stade de la nuit quand tout le monde dort et que le silence est là, s’installer à notre table, au chaud, boire un café, feuilleter le journal du jour et se laisser bercer par ses souvenirs. Le dos bien calé sur sa chaise, les mains tenant ce mug et laisser s’imprégner ce mot : Lampedusa.
Se lever, errer dans la maison, l’appartement, se poser devant sa bibliothèque et ressentir la vie s’engouffrer dans ces objets déposés sur les étagères, laisser son doigt trainer sur les tranches des livres. Regarder par la fenêtre, l’air ambiant qui nous entoure, la lune se cacher derrière les nuages qui parsèment ce ciel d’octobre et ne jamais oublier ce que l’on vient d’entendre : Lampedusa.
A ce stade de la nuit comme une longue traversée à jamais inachevée.
A ce stade de la nuit laisser Maylis de Kerangal nous subjuguer de son écriture et ne jamais oublier ces êtres déracinés comme on déracine un paysage, cette terre à jamais brûlée, cette Sicile à jamais aimée.
Lampedusa, cette ile où s’échappe des noms qui crient dans le silence. Lampedusa, à l’encre jamais ancrée. Lampedusa.
Ne jamais oublier ce nom associé à un film, à un acteur.
Lampedusa, La Sicile, le cinéma et sa réalité.
Lampedusa sous la plume poétique et ravageuse de Maylis de Kerangal.
Lampedusa, silence dans ma cuisine, à ce stade de la nuit. Ne jamais oublier.