« J’ai trente-six ans aujourd’hui. C’est mon anniversaire. Mon anniversaire, comme on dit.
Dans la rue, quelques sapins décharnés me regardent passer. Pour eux, la fête est terminée. Et pour moi ?
Une odeur de pluie et de goudron mouillé me serre le cœur. Une nausée. Peut-être pas ça ? Pas le temps. Rien à voir avec le temps.
Evidemment.
Mardi cinq janvier. Je regarde ma montre : sept heures trente du matin.
Je ne suis pas encore née. Ma mère n’est pas encore décédée. Mon père a toujours l’espoir que l’heureux événement vienne au monde sans encombre. Le drame, c’est pour après.
Dans deux heures et quarante-cinq minutes. Je nais, je respire, je crie, je vis : elle disparait.
En attendant, je nage dans les eaux calmes du Léthé, elle pousse, elle hurle, ses entrailles se déchirent, je cherche l’entrée, ou est-ce la sortie ? »
J’ai toujours du mal à résumer les romans que je lis car ils ont souvent cet effet miroir que nous connaissons tous. Une mise en abîme, une résurgence de nos petites vies, une odeur de souffre, une odeur de ce que nous avons été ou de ce que nous sommes.
Anne Frédérique ROCHAT et « A l’abri des regards » m’ont happé, touché. Comme un reflet dans les eaux troubles de ce que je suis, ce que nous dissimulons et découvrons.
Anaïs, trente six ans, auteure de livres pour enfants, mère de deux petites filles, Maëlis et Hilda respectivement 8 et 4 ans, marié à Paul, une vie où tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais cela n’est que la surface, les eaux dormantes d’un monde qui dérape, qui s’écroule, d’un vide, d’un désespoir bien plus grand qu’une simple bourrasque, tempête. Anaïs ne parvient plus à faire semblant, à paraître, à vivre. Sa vie intime, son monde à elle s’écroule de toute sa hauteur. Plus rien.
« Ma voix n’est plus qu’un souffle, un filet dans le vent, tout en moi semble se perdre de sa consistance, nier mon existence, quelle existence ?
Mes joues sont mouillées, je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir pleuré, mon corps vit à côté de moi, ou est-ce moi qui vis à côté de lui ? »
Anaïs décide de quitter le foyer, de déménager quelque temps en laissant mari et enfants. Elle n’en peut plus. Un geste de trop sur sa fille de quatre ans lui a fait prendre cette décision. Elle doit se retrouver, retrouver celle qu’elle doit être, retrouver un passé qui la hante et qui l’empêche de vivre un présent et d’envisager un futur.
« Quand on se perd, on devient égoïste, on ne pense plus qu’à soi, à sa survie : se retrouver, se retrouver en vie »
Elle loue une chambre chez un dénommé Basile, veuf sexagénaire, taxidermiste à la retraite. Basile qui a été père et qui va peu à peu apprendre à apprivoiser Anaïs, lui redonner ce regard qu’elle gardait à l’abri, lui faire retrouver son passé pour l’amener à être cette femme au corps égratigné mais vivant et à l’âme apaisé. Basile qui va apprendre à connaitre les secrets les plus enfouis, les mensonges qui font pousser les êtres de travers, les non-dits et les silences qui se révèlent, qui font mal lorsqu’ils se taisent.
Un roman en quatre parties, quatre voix comme pour mieux entendre tous les acteurs de l’histoire. Quatre voix comme une chorale où chacune raconte, chante sa partition, son existence blessée comme un fil rouge qui les relie les unes aux autres. Quatre voix qui s'égratignent, se blessent, s'ouvrent, se cicatrisent.
Des vies brisées, des fantômes qui ressurgissent, des cadavres qu’on momifient comme pour mieux les conserver, des mots de travers, des jardins abandonnés, des aliments que l’on refuse d’avaler, des amours d’enfance qui nous font devenir adultes, des séparations, des pertes et fracas, des déchirures, des cassures… comme pour mieux renaitre, revivre, respirer.
Une histoire qui n’est ni plus ni moins qu’un enfantement, une grossesse, une vie qui va, vient, nait, devient. Une naissance et de celle qui est la plus douloureuse, la plus bousculée et peut-être tout compte fait la plus belle aussi, car désirée et surtout celle que l’on admet. Celle qui fait que nous sommes là au moment où nous devons « naitre ».
Une histoire qui ne se lit qu’à l’abri des regards, des autres, pour apprendre sur soi et se laisser lire, crier, pleurer, découvrir, aimer, s’aimer surtout et faire de ce passé, un actuel qui fait que l’on respire, que l’on n’a plus peur de ce que l’on est, de ce que l’on vit : un jardin intime, un jardin secret, un jardin cocon, un jardin doux où l’on apprend à redécouvrir la lumière, à ne plus se flétrir, un jardin qui s’ouvre, fleurie, s’épanouit.
« Et je me dis que j’aime ma vie comme elle est, et que je ne laisserai personne mettre en péril le fragile équilibre que j’ai eu tant de peine à trouver »
A l’abri des regards
Anne Frédérique Rochat
Editions Luce Wilquin
Etienne Daho - Le premier jour du reste de ta vie....