"Diane dans le miroir" Sandrine Roudeix
« Photographier une personne au bon moment au bon endroit relève de l’instinct, mais aussi et surtout du talent. Le mien est de savoir découper au scalpel les yeux et le cœur du modèle pour être au plus près de ce qu’il est. Pour trouver le meilleur angle de vue du visage. Ses pleins et ses creux, ses manques et ses excès, ses éclats de lumière et ses zones d’ombre. Et révéler le mensonge des apparences.
Mais pas question que je me dépêche, fillette. Laisse-moi réfléchir.
De toute façon, je n’ai pas encore décidé dans quel cadre j’allais me photographier. Et le miroir s’est embué.
[…]
Faire une photo m’a toujours arraché à mes angoisses en me confrontant à quelque chose qui me dépasse. Je me demande même si l’expérience de ce dépassement ne compte pas plus que l’image de mes yeux. […] Je ne suis jamais la même lorsque je range mon appareil, mon flash et mes objectifs avant de prendre congé. »
Bon sang de roman. Bon sang de miroir que Sandrine Roudeix a écrit. Comment vous dire que les mots qu’elle a composés sont mes mots ou plutôt mes clichés. « Diane dans un miroir ». Fichtre. Je tremble, je suis moi face à ce que je lis. Je m’expose, me développe ; je ne suis plus lectrice, je suis vie, je suis Diane devant ce miroir, devant ce vide.
Sandrine Roudeix a tout simplement exposé un somptueux et terrible portrait d’une des plus grandes photographes de tous les temps : Diane Arbus. Laurence Tardieu s’y était déjà attelée dans « une vie à soi » en parlant de renaissance face à une image, une photo. Sandrine, elle, aborde le contre-pied. Elle nous narre l’histoire de Diane, sa Diane, une Diane Arbus qui se reflète dans un miroir, qui révèle le cliché négatif de sa vie comme on trempe dans des bains acides les images photographiées.
Une Diane abimée, une Diane icône, égérie d’une Amérique et reconnue, une photographe de mode, une photographe qui est devenue Photographe comme elle le désirait. Une Diane qui a mise en lumière tous ceux que le monde cachait, mettait au rebus de la société : ces dépravés, laissés pour compte, ces marginaux, ceux qui n’avaient pas eu la grâce de naitre au bon endroit et au bon moment, les drogués, les alcooliques, les prostitués, les amoureux du sexe, les travestis, les handicapés ; les transsexuels…
« Ne m’interrompt pas, s’il te plait. Ecoute. Ecoute comment je patiente en laissant couler les grains et les mots dans le sablier. Ecoute comment je me colle serrée engagée aux gens que je photographie. Comment je plonge pieds et têtes liés avec eux dans l’image.
Je les prends frontalement en me tenant bien droite comme un sergent de plomb face à eux. Pour les provoquer, mais aussi pour éprouver leur solitude et les efforts désespérés qu’ils déploient pour s’en débarrasser. Eux comme moi, on n’est pas différents. C’est cette lutte à armes égales que je veux montrer. Sans bienveillance, ça ne sert à rien. Me mesurer à eux. Me confronter.
Et les confondre pour les dévoiler tels qu’ils ne se sont jamais vus. »
Une nuit. Diane face à son image, face à elle, à son histoire. Une nuit et les minutes qui s’égrènent. Diane Arbus et son appareil photo, son âme, son cœur, son double. Comment créer le portrait parfait, celui qui est véritablement la personne se reflétant dans ce miroir ? Comment réaliser son autoportrait lorsque ce visage qu’elle voit se creuse ? Enfermée dans sa salle de bain - chambre noire, elle fait face à ce double, à son corps dénudé, à ces souvenirs qui ne sont que des négatifs, des images en noirs et blancs. Diane face à elle, face à ses démons. Diane qui doit réaliser son portrait… Diane, une Alice du pays pas si merveilleux.
« J’ai lu et relu Alice au pays des merveilles. Et je me demande encore qu’est-ce qu’être normale. Quelle différence entre les deux côtés du miroir, le haut et le bas du terrier, grandir ou rapetisser ? On n’est sûr de rien. »
Sandrine Roudeix a décrie une femme à bout de force, une femme épuisée, anéantie par une vie à chercher la bonne photo, à maitriser l’art de l’image, l’art du cliché, la différence et le grain qui en font l’âme. Ces minutes qui défilent, qui font face à sa vie, à cette nuit qui doit révéler son autoportrait. Des minutes qui s’écrivent en rouge sur le mur, les sons de la rue, de l’immeuble qui lui rappelle sa solitude, les amours perdus, son enfance. Et son Leica, le seul compagnon qui ne l’a jamais trahi, qui est elle, son moi le plus intime, profond. Cet appareil qui lui a procuré les plus grandes joies, les plus grands moments d’apaisements et de génie. Son compagnon de vie. Son désespoir le plus profond. Une Diane qui se noie dans son bain, dans ce miroir.
« J’ai besoin de mon appareil pour me sentir en accord avec les autres. Pour être naturelle et leur parler. Pour ne pas me replier toute chiffonnée emmurée crevée à l’intérieur. »
Ce roman est grandiose et l’écriture de Sandrine Roudeix est encore une fois somptueuse. On avance comme sur un fil, prête à se noyer dans chaque mot lu. Ce livre nous saisie, nous bouscule, nous amène à revoir notre propre façon d’exposer nos vies, de nous exposer, de regarder le monde autrement que par nos yeux lumineux. Sensibilité extrême, silence et solitude, patiemment Sandrine nous dresse une Diane Arbus amochée, une femme en souffrance qui rend la photo encore plus belle. Le reflet en noir et blanc qui se révèle et encore plus criant de vérité que toutes les photographies prises par Diane elle-même. Un roman intime, sensible, écrit dans une nuit noire et profonde, qui éclate, égratigne. Ce livre nous saisie, nous bouscule, nous amène à revoir notre propre façon d’exposer nos vies, de nous exposer, de regarder le monde autrement que par nos yeux lumineux. Une vie à part, une vie où chaque cliché pris est une rencontre amoureuse. Un roman signé par une plume qui a gratté le papier jusqu’à rendre le grain, la matière et trouer la feuille.
Une nuit, une salle de bain, un autoportrait. La dernière nuit de Diane. Son dernier cliché. Et Sandrine Roudeix.
« Parce que ça ne se prévoit pas, une image.
On est là et elle passe, c’est tout.
On se promène et si on lève la tête bien haut au-dessus de soi , si on se donne cette peine et cette humilité-là, les yeux tournés vers le dehors, ce monde qui crie et bouge et se démène comme il peut, on voit plein de photos s’agiter comme des chauves souris sous son nez. Et on n’a plus s’arrêter pour en attraper une avec son boitier comme on arracherait un fruit mûr à un arbre. Mais pour ça il faut être équipée.
Et être sensible aux détails. Curieux des autres ? A fleur de peau, c’est une qualité. »
Diane dans le miroir
Sandrine Roudeix
Mercure de France