« Ce qu’il y a avec Renée, c’est qu’elle me vient tout en morceaux, tessons de mosaïques. Je les assemble et tente de les harmoniser. Je m’évertue à redonner à Renée, de vraies couleurs. Elle ne me donne pas la tâche facile et pourtant je poursuis ce travail de reconstitution, la rassembler, la recoller pièce par pièce. En haut de la mosaïque, il y a beaucoup de lapis lazuli et des oiseaux, de la lumière qui serait un soleil ; au centre, cela s’assombrit, mais les couleurs restent vives. Dans le bas, l’ocre devient de plus en plus obscur et la terre sous ses pieds a pris une teinte opaque. On n’y distingue plus aucun détail. C’est là que j’ai du mal à assembler les pièces entre elles et que je l’appelle la nuit. Mais ces nuits-là, elle ne dit rien, elle garde son regard vers moi, la bouche close. Elle veut que je devine, que je formule moi-même les mots qu’elle ne peut plus prononcer. »
Comment vous parler de ce livre que je viens juste de lire pour la deuxième fois en une journée ? Comment vous parler de Renée ?
Le soleil se couche devant mes yeux. Je me suis assise sur mon canapé et je le regarde. Puissamment je prends racine en lui, ressens sa force. Je regarde cette boule de feu qui disparait derrière les nuages. C’est terrible de voir ces rayons diminuer au fur et à mesure de la soirée. Et en même temps, il a ce courage de se relever chaque matin, de revenir enfanter une nouvelle journée, d’accueillir la vie.
A force de le regarder, je ne vois plus les mots que j’écris, mes doigts courent sur le clavier à la recherche des lettres à poser. Mon esprit divague et s’accroche aux mots que j’ai lu, déchiré, entendu, crié.
Renée !
Renée et sa vie qui tombe. Renée et sa vie qui font lever la nuit la plus terrible, une nuit noire, une nuit de folie. Renée et ce soleil rouge qui disparait derrière ces nuageux gris et lourds. Renée. Femme d’un siècle passé qui ressurgit d’un seul coup. « Renée, en elle ». Renée en moi. Renée.
« Renée mon aïeule. Devrais-je lui dire que je l’aime ou est-ce autre choses ? Elle m’attire, m’empêche de dormir. Je la sens, chaque nuit, passer son souffle sur mon corps. Elle reste, plus ou moins longtemps, à me regarder, à m’effleurer, puis elle finit par pleurer. […] Je vois son visage se déformer, sa bouche crier et son cœur jaillir, doucement, puis à gros flots »
Renée, cette aieule qui revient hantée les nuits de la narratrice. Renée, qui ne sait si elle l’aime ou la hait par les cauchemars qu’elle lui impose. Chaque nuit, son souffle vient frôler son corps, entrer dans son âme, effleurer son cœur. Ses pleurs et ses cris la pénètre, ses sanglots s’immiscent entre ses lèvres. Torrent, pluie battante derrière les carreaux, boue, sang, la terre comme cette masse qui la tire vers son centre, l’empêche de bouger, les chevilles entravées par des chaines familiales. Renée, son boulet. « Renée, en elle ».
Début du 19ème siècle dans le fin fond de la Bretagne, au cœur de la Cornouaille, là où les ancêtres ont élevé des dolmens et menhirs pour on ne sait quelles raisons. Un village aux portes de Quimper, Briec. (Briec… et surgit en moi des images. Briec. Ce roman était pour moi.) (Renée m’appelle.) Elle pleure ses enfants perdus sur ces terres de misères, sur l’argile qui rend les pas lourds, sur les pierres de granit où son sang a coulé, où son corps a expulsé les fœtus qui se dérobaient à la vie.
La rivière emporte tout sur son passage : l’Odet charrie les corps de ceux qui ont disparu, les enfants à jamais noyés dans son corps de femme. Des cercueils d’adultes, d’enfants, de nourrissons et les larmes de ceux qui restent seuls, orphelins de parents, d’enfants, de frères ou de sœurs. Orphelins de la vie.
Renée, cette femme qui n’a connu que son corps qui pliait, se baissait pour ramasser les foins, glanait les blés, plantait le sarrasin. L’hiver on tuait le cochon, la vache ou les poules pour manger. On n’avait pas le choix. Les hommes s’entraidaient au labeur des champs, les femmes battaient le linge au lavoir. Les dimanches, l’église réunissait ses ouailles et le sermon se rependait dans le village. Elle n’a connu que les privations dues à cette époque où la misère étendait ses bras vers les vallées encaissées et provoquait la mort aussi bien chez les faibles que les forts. Elle a vu la faucheuse tuer, dès ses premières années, ses frères, ses sœurs, ses amies, ses voisins, ses proches.
Renée et ce sang rouge clair aux caillots sombres qui coulait sur ses jupons depuis ses douze ans et a qui on avait dit qu’il correspondait à la punition que Dieu avait donné à Eve.
Renée et ses yeux bleu-acier. Ses yeux qui resplendissaient de vie lorsqu’elle a rencontré son Jean.
« Jean, Jean, Jean. Elle ne connaissait encore rien à l’amour, mais ce qu’elle ressentait était particulier. Elle se sentait prise de sensations étranges à la limite du vertige »
Mais pouvait-elle savoir que cet amour l’amènerait tout droit à la folie ? Renée qui a vu tant de morts autour d’elle, va enfanter dans la souffrance des enfants qui ne résisteront pas à la faucheuse. Et c’est ces enfants qui vont hanter les nuits de celle qui écrit les cris et sanglots de Renée.
Renée est en elle. C’est son aïeule et depuis toujours on lui a caché qui elle était. On a enterré Renée alors qu’elle n’avait pas de sépulture, pas de tombe, pas de croix, pas de lieu pour être en paix. Alors Renée erre. Elle parle dans une langue d’antan, un patois gaélique que seuls parlaient les gens de sa petite bourgade. Sa peau est dure, ses yeux sont des pierres dans lesquelles s’écoulent le sang et les larmes. Elle revient des profondeurs, l’Ankou l’a fauchée et pourtant elle respire encore. Elle respire pour ce crime qu’elle n’a pas commis mais sur lequel on l’a jugée coupable. Elle respire ses morts.
« Ce que me dit Renée ? Je commence à percevoir quelques brides, sa voix de plus en plus claire monte et s’approche. Je perçois ses syllabes, maintenant nettes. Des syllabes qui s’assemblent, sûrement des mots, des phrases qu’elle forme. » [...] « J’ai laissé venir Renée à moi. Elle m’a bouleversée. Son histoire et puis sa fin qui ne ressemble à rien. »
Cécile Guivarch a écrit un joyau d’une pureté incroyable. Un roman fort, terriblement fort. 54 pages coup de poing. . Ciselé, poétique. Pas un mot en trop. Une économie de phrases qui vont trifouiller nos entrailles. Fort très fort.
Une écriture froide, qui prend là et qui ne lâche rien. On encaisse, tourne les pages, saisit la vie, pleure la mort, sombre dans la folie et enterre celles et ceux qui errent pour apprendre à embrasser nos défunts. On saigne, on cri, on résiste à cette montée en puissance. On sait que Renée est en nous, qu’elle prend possession de notre esprit, notre corps. Rien ne nous retient et pourtant on ne peut poser ce livre. On est lié à tout jamais à elle. Un romantisme noir digne d’un Zola et des glaneuses de Millet.
Un livre que je n’aurai lu si Lionel ne me l’avait pas mis entre les mains. Merci Lionel. Je comprends pourquoi ce livre fut pour toi un miracle de la vie. Il y avait un avant ; désormais il y aura un après. Renée est entrée en moi. Renée et tous ses fantômes, tous ses bruits et silences, tous ces cris et sourires. Sa force et son courage. Sa vie et sa folie.
Renée en elle
Cécile Guivarch
Edition Henry