« Né dans la Grèce des années 20, le Rébétiko est comparable dans ses thèmes au tango, au fado. On le nomme parfois le blues grec. On le danse de manière hypnotique, yeux fermés. Le danseur se lève, somme appelé, il tourne lentement sur lui-même, suivant chaque inflexion de la mélodie.
On entend dans cette musique un lien puissant entre l’Orient et l’Occident. On y entend la douleur de l’exil, le romantisme des ports, l’errance des noctambules, leurs amours miséreuses, l’échec et surtout l’humour.
[…]
En 1936, un dictateur nationaliste, Métaxas, prit le pouvoir à Athènes et décida que ces marginaux chantants devaient être matés. »
Je ne connais pas Athènes, je n’y suis jamais allée ; je ne connais que la grande histoire de la Grèce, celle qui a fondé les mythes et démocraties, les grands esprits et des grands penseurs. Je vis sur ces images véhiculées par nos livres d’histoire en occultant tout le reste de ce pays, sa population, sa culture, son esprit frondeur, libertaire, le mélange qui coule dans ses veines entre un Occident Européen et un Orient aux portes de la Turquie.
Pour moi Athènes reposait sur son Acropole, son soleil et sa mer bleue, un bleu Egée, un bleu ilien. Il y avait bien les derniers étés où le pays s’était enflammé, croulant sous la pression et la dette européenne, pieds et poings liés, entravé dans un système que l’Europe lui imposait alors que ce pays était et est le trait d’union entre deux continents aux fluctuations économiques et humaines opposées. Il y avait bien ces cris, ces révoltes d’une population qui combattaient un système et tentait de vivre au-delà des apparences et des mythes véhiculés.
Ll’histoire de la Grèce, l’histoire récente, celle d’y a 70/80 ans, je ne la connaissais pas, ou sous des grands traits : une dictature, une alliance aux pays nationalistes sous la seconde guerre mondiale, une guerre civile entre grecs de souche et les exilés d’un empire Ottoman dissout à la fin de la première guerre. Voilà les grandes lignes dont je me rappelais.
Mais le Rébétiko… rien. Rien sur cette musique traditionnelle grecque. Rien sur ce rythme lancinant, ce blues aux notes issues d’un bouzouki, rien de ces pas de danse où les yeux fermés nous engagent dans un mouvement lent et tournoyant, hypnotisant, où les muscles se relâchent et entre dans les inflexions d’une mélodie gracieuse, fragile, funambule.
Rien sur cette musique. Rien sur ceux qui la composaient, la jouaient au péril de leur vie dans ses années de folie, ses années d’une prise de pouvoir dictatoriale où gratter le bouzouki représentait la gangrène, la marginalité, ceux qui n’étaient pas grecs de souche pure mais issus d’une population turque venue s’exiler lors des grands flux migratoires de l’après guerre, ceux qui fallait exterminer car ils représentaient le danger.
Et on le sait, le danger vient toujours de ceux qui possèdent les notes de musique, ceux qui ont le pouvoir grâce à leur instrument, de faire ressortir le blues, de rester libre, de courir vers la vie et d’enfumer par leurs notes un peuple. Ils sont le danger. Ils doivent être matés, emprisonnés, molestés, enfermés et dans les pires cas, tués.
Voilà ce que nous rappelle cette bande dessinée. Elle nous rappelle une histoire grecque où la musique véhicule la notion de liberté, d’insoumission, la force de l’union et la folie qui règne dans les notes de musique, cette folie majestueuse, magnifique qui nous emmène à poser chaque pied et à tournoyer sur le fil de la vie.
On rentre dans cette lecture comme dans une ascension de sons émis par le Rébété et son bouzouki. Lentement, doucement, sur les pointes, puis au fur et à mesure de la lecture, on se laisse emporter, on tournoie, on devient léger, on vole d’une case à l’autre, les pages valsant entre nos doigts.
Les bulles sont comme des volutes de haschich, hypnotisantes. Les pieds frappent le sol, les bras se mettent en position horizontale, la tête roule sur elle-même. On est envouté. Envouté par cette histoire et ce graphisme hors pair. Ces cases ensoleillées et obscures, ces couleurs qui reflètent la vie et l’obscurantisme d’un pays sombrant dans la folie dictatoriale.
On glisse dans une douce transe magistrale rallumant les territoires historiques oubliés, redonnant les notes de noblesses à la musique traditionnelle grecque. Et on chante, on chante et on danse. Envouté par le son du bouzouki, envouté par le Rébétiko, la liberté. Magistral.
(Merci Charlotte et sa librairie "La vie devant soi" de m’avoir mis ce bijou entre les mains)
Rébétiko
David Prudhomme
Futuropolis
Rebetiko-Misirlu