« Un pan de l’histoire s’effondre, disparait dans le silence. Comme si une vérité impossible, impensable. Un silence de gouffre suivi d’un lent prudent retour à la vie. Il me reste les archives. Je ne suis pas historien, l’histoire n’est pas une science exacte, les archives sont un territoire inconnu, un territoire en décomposition, d’informations parfois douteuses, incertaines, qu’il faut retracer, vérifier sans cesse, recouper continuellement. Un champ de recherches improbables, litigieuses. Une zone d’errance et de questions, une archéologie de la mémoire. »
Il faut rendre à Frédérique GERMANAUD ce qui est à elle. Elle avait mis la barre très haute en me parlant de ce livre. Elle avait plus que lu ce récit ; elle l’avait décortiqué, bu, analysé et me l’avait écrit sur un plateau de mots cousus d’or. De la haute voltige, des phrases puissance mille, des passages qui ne pouvaient me laisser indifférente. Je suis alors partie à la recherche de ces « Quelques roses sauvages » d’Alexandre BERGAMINI. Le jour même. Ou le lendemain. Je ne me rappelle plus mais ce que je sais, c’est que ce fut très rapide. Une urgence à me rappeler que la vie se vit très vite et qu’il est de notre ordre de faire de celle-ci un acte de liberté, d’une insouciance insoumise.
Et en ces temps où les actes de barbaries menacent nos états, gangrènent nos pensées, il était oui plus qu’urgent de se pencher sur ces mots épineux, libres, insoumis. Ces mots remplis d’une histoire qui n’est en fait que l’Histoire, celle de notre monde, celle sur laquelle notre vie actuelle est fondée, pensée, existe. Celle qui nous fait nous dans notre globalité, notre société, notre humanité, notre sauvagerie, notre individu.
Oui il me le fallait. Il me fallait ces « quelques roses sauvages ». Il me fallait me rappeler que le besoin de rébellion, de vérité, de casser les schémas prescrits et d’aller au bout de la vérité n’étaient pas une enquête vaine, un non sens à l’existence.
Tout part d’un voyage en Allemagne et plus exactement à Berlin, la ville des Ailes du désir, la ville de la reconstruction d’une Europe, d’un monde d’après guerre. La ville des symboles d’une Allemagne chargée d’histoire. La ville où marcher dans les rues est marcher sur ce qui fait l’Histoire d’un peuple, d’un pays et surtout d’un monde qui n’est que le notre. Une ville où le réel côtoie l’irréel, l’irrationnel, la douleur, l’humanité, les parts manquantes, les murs, les cendres, la liberté retrouvée, l’insoumission, la révolte, la jeunesse, la paix. Une ville où le passé ressurgit à chaque coin de rue, de place, de pavé. Ce passé, le nôtre, le sien, celui de l’auteur. Ce passé qui n’est que celui sur lequel c’est bâti l’Europe, sur lequel nos démocraties ont évolué, ont écrit leurs pages d’après guerre. Cette ville où tout rappelle l’Histoire et le désir de ne rien oublier, d’en faire sa force, sa quête inébranlable de libertés, sa part d’insoumission, de rébellion, de vies.
Tout part d’une photo retrouvée au Mémorial des juifs d’Europe assassinés. « 2711 tombes dressées, 2711 stèles en équilibre sur un terrain meuble ». Tout part de cet endroit devenu l’endroit à touristes, passage obligé à toute personne venant à Berlin, l’endroit où le silence se dispute avec la parole de ceux venus visiter, se recueillir, comprendre, passer, rire, oublier, se rappeler. Insoutenable légèreté de l’être aurait écrit Kundera. Tout commence ici, sous l’ancien bunker de Göbbels, face à ses photos, ses lettres, ses chiffres qui s’étalent sous nos yeux, « une invitation à connaître, à relier le sensible et l’imaginaire de la connaissance ».
Sur l’un de murs de ce Mémorial, une photo se détache de toutes les autres. Une photographie en noir et blanc de deux survivants, d’une vingtaine d’années, du camp de Sachsenhausen. Deux jeunes hommes souriants et descendants une rue détruite de Berlin. La foule des passants et au fond une église détruite. Des sourires dans le chaos de cet après guerre. Le premier homme porte le bas d’un pantalon rayé de prisonniers-déportés, une veste de flanelle sur laquelle est cousu un numéro : 590. A ses cotés, son compagnon de misère, porte la veste rayée des déportés avec lui aussi un numéro H.49802. H comme Hollande, comme un numéro administratif qui désigne le pays de provenance. Une classification bestiale.
L’élégance et l’insoumission se dégagent de cette image. La beauté, la jeunesse, la complicité, la tendresse, la force de la survie, l’invincibilité. La volonté d’être présent, en vie.
De cette photographie va naitre l’invitation à l’ouverture, à la compréhension de ce monde qui est là, sous nos pieds, dans nos champs, de ce monde de barbelés, celui que l’on croit connaitre tellement tant on a lu des recueils, des livres et des livres d’histoires, des récits mais qui n’a jamais été véritablement ouvert tant les mots sont épurés, le silence encore fort, la parole bâillonnée par ceux qui en sont revenus, ceux qui ont résisté, dénoncé, cohabité, vécu, leur descendance, les politiques, le monde des gouvernants.
Commence une quête pour l’auteur, une quête pour comprendre la vérité de cette photographie, une quête de la vie, de la soumission, de la rébellion à la mort. Une quête qui le mènera des camps de déportations qui jonchent les terres meubles et perdues de l’ancienne Prusse orientale, celle des jours glaciaux, celles où traverser des forêts revient à traverser des murs, des pans entiers de notre histoire contemporaine.
Une quête qui le mènera à retrouver un des deux hommes, à continuer à chercher dans les vestiges de cendres et de roses sauvages, à retourner le passé comme on retourne la terre pour y chercher les preuves ensevelies, enfouies, à rencontrer des survivants des camps, ceux qui étaient de l’autre côté des barbelés, à faire renaître la parole, à collecter les informations qui n’ont jamais franchi les lèvres, à remuer les sangs, les tourbes, les documentaires fournis, à ne pas se fier aux vérités déclarées, à ce qui est écrit, inscrit. A rechercher toujours, encore, remonter à la source, à ce camp de transit hollandais où a séjourné l’espace de quelques instants Anne Franck et un des deux hommes de la photo.
Aller au bout de sa quête, au bout de la vie, goûter la rébellion, ne jamais se contenter de la parole transmise, surtout lorsqu’elle est bâtie sur des siècles de transmission d’un racisme ordinaire, économique, approuvée par les démocraties car utile. Sortir de ce chaos programmé et croire en l’humanité, en cette possible survivance, cette croyance en l’humain.
« Notre besoin de silence pour entendre, de vide pour nous souvenir. Besoin de places pour nous rencontrer et partager ce qui nous reste d’humanité. Ecouter, entendre, laisser en nous la résonnance, penser et recueillir les mots justes et nous réinventer. Il n’ya pas de vie sans rébellion. Ces arbres et ces roses sauvages et rouges persistent et vibrent comme la vie dans le désert. »
Un magnifique récit à lire d’urgence, un coup de cœur, un coup au cœur. Un brulot à nos existences et nos croyances, nos théories. Une écriture simple, fragile comme un fil qui pourrait se casser à tous mots, toutes encres. Un souffle. Une quête dédiée à la survivance. Un cri de rébellion comme un cri d’envie, un souffle de liberté, de vérité.
Rien ne pourra consoler les survivants de la Shoah, de l’holocauste, aux survivants des tortionnaires, des bourreaux, leurs descendances. Rien… Sauf la vie et la force qu’il faut pour vivre, pour croire en quelques roses sauvages et à l’instinct qui nous fait hommes, femmes, enfants, adultes d’un même monde.
« Il n’y a pas de vie sans rébellion. »
Quelques roses sauvages
Alexandre Bergamini
Arléa