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« La fin d’une histoire contient toujours les germes d’une autre. »

 

Certains matins sont plus durs que d’autres. Certaines journées sont longues et poussiéreuses.  Dans ces moments là, on se dit qu’il nous manque quelque chose, il nous manque celui, celle qui a partagé notre chemin, qui est parti un jour, disparu dans une eau limpide, au fond d’un étang. Il reste un creux béant, un vaste champ de solitude, une émotion palpable, une boule de chagrin qui étreint notre cœur. On reste inconsolable. Il nous manque et rien ne semble pouvoir le remplacer, rien ne le remplace.
Pour sentir quelque chose revenir, tenter de retrouver un semblant de vie, on se tue à la tâche. On escalade les buildings d’une nouvelle vie à bâtir, on traverse les rues sur des poutrelles au dessus du vide, on repose pierre après pierre un édifice fragile qui pourrait nous permettre de toucher les étoiles et peut-être par là même, se rapprocher de celui qui nous manque terriblement. Le toucher d’un pouce, d’une aile.
Le soir on s’abime dans les tripots malfamés et minables. On noie son chagrin dans des vieux bourbons et des salles obscures où planent les relents de sueurs, de fumées de pipes et cigarettes bon marché, des cartes qui s’abattent sur des tables faites de bric et de broc. On croise des jambes bas résilles, des filles de joie qui sont autant perdues que nous.

Ainsi va la vie quand un être sans va, nous manque. On continue tant bien que mal. On recoud les morceaux, on se noie, revient, tente de retrouver un semblant de vie qui nous fait avancer sur un mur particulièrement lézardé. On tente, on vacille, on n’essaie de ne pas s’accrocher à quiconque pour ne plus souffrir. On aime sans aimer et pourtant sous ce cœur qui saigne, on aime encore plus. Cela n’a pas de sens de perdre autant le goût de la vie.

C’est ce qui arrive à Gaston, notre ami Gaston. Celui que l’on avait laissé à la suite du départ précipité de son ami, celui qui est parti un  soir toucher les étoiles. Gaston vivote, trébuche, vit sa vie comme on marche sur un fil décousu, funambule en pleine tempête. Gaston vacille. Il n’est plus l’ombre que lui-même, ours mal léché meurtri, perdu, en quête de petits moments d’affections qui le maintiennent en vie. Un « touche par touche » comme un « bouche à bouche ». Juste un instant qui l’empêche de sombrer définitivement dans le vide de la grande ville qu’il construit building par building. De poutres en poutres il s’assoit au dessus du vide, tel Buster Keaton, et comble sa solitude dans les  bras et les guêtres de Purity, petite poulette du George’s friends’Café.
Purity, petite poule rousse. Pure comme un cœur de mère qui tente de préserver son fils Alvin, des terribles pièges de la vie. Purity, jolie fille de joie, au cœur meurtri par un amour qui l’a largué et l’a contrainte à vendre son corps, de placer son fils auprès d’une nourrice au cœur de pierre.
Purity peut-être la seule qui redonne une touche de vie à Gaston. Peut-être la seule qui l’empêche de sombrer définitivement de l’autre côté. Purity, la seule oui, qui lui montre que l’humanité est encore possible, que l’amour en l’homme, de l’autre est encore là. Purity qui l’oblige à se dévoiler un peu plus, à se déshabiller et pas seulement pour une partie de jambes en l’air. Purity, petite poule à l’âme pure.  

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Mais Gaston semble vouer à ne pas devoir s’accrocher aux êtres qu’il aime.

Purity rencontre un soir, un client qui cogne sec. Un qui confond amour et poing. Un passage à tabac sans fumée de cigarettes mais avec des coups qui la laisse sur le trottoir, dans le lit d’un hôpital puis dans une petite boite au fond d’un trou. Adieu Purity. Gaston te regrette déjà. Il avait beau mettre de la distance, ne plus vouloir se laisser atteindre, tu l’avais déshabillé. Quelque part, au fond de lui et sans vouloir se l’avouer, il t’aimait. Et tu l’avais, compris. Si bien compris, que tu l’avais désigné pour empêcher Alvin, ton fils, de finir à l’orphelinat et devenir un voyou dans cette ville naissance de New York qui rapportait la pire vermine des bas fonds.

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« Les enfants ont plus besoin de modèles que de critiques »

Ainsi commence l’odyssée de Gaston et d’Alvin. Leur histoire. Deux cœurs solitaires, un ours meurtri silencieux et un oisillon, poussin sans bec mais au bagout sans limite et dévergondé, qui vont devoir cheminer jusqu’au village parental de Purity.
Ainsi commence une route qui va les faire rencontrer les pires hommes, des banquiers en mal d’enfants et prêts à payer des "mille et des sangs" pour leur offrir une éducation privilégiée qui leur donneront bonne conscience. Ceux que l’on nomme des hommes de foi, qui apportent la parole divine dans les villages et villes reculées. Ceux qui psalmodient que seul Dieu est capable d’endiguer la boue des hommes et de séparer l’ivraie de la pureté. Homme de peu de foi. Homme déguisé sous de longues robes noires et qui colportent des paroles qui ne font que séparer les hommes. Des hommes de mauvaises vies.
Un long chemin d’apprentissage pour nos deux compères. Des rails nostalgiques, une route désespérée. Un voyage poussiéreux où ils croisent d’autres cœurs prisonniers de boulets et de chaines. Des êtres esclaves car différents par leurs plumages ou leurs couleurs de chairs. Des êtres qui n’ont pas le droit à la parole, qui semblent rejouer une ségrégation d’un Mississipi old country. 

« Si tu pleures le passé, si tu crains l’avenir, accroche toi au présent. » 

Mais il ne faut jamais oublier que chaque pas entrepris, chaque être rencontré dans les pires moments d’un long chemin, ne sont qu’une allégorie du « temps qui s’écoule », du temps qui s’éveille. Les jours et les nuits défilent et sous les traits d’un être lunaire, la vie semble se rapprocher de Gaston et d’Alvin.  Un monstre. Un être tout en longueur, à la tête énorme, une face de lune dépourvue de parole mais pas de poésie. Un monstre oui pas pareil mais généreux, sensible, bon, présent, qui ne parle pas mais sait ressentir la vie comme on ressent le vent nous caresser les ailes et redonner goût au soleil. Une face, une pleine lune qui réchauffe les cœurs et les âmes perdues.

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Une bande dessinée que j’ai eu l’honneur immense de partager avec Moka. Juste pour cela ce fut une très belle lecture, un moment de joie, un instant que nous attendions toutes les deux depuis longtemps. Comme Gaston et Abélard, Alvin nous a recueillies. Il faut dire que toutes les deux, nous étions orphelines de celui que nous n’osions nommer mais qui nous manquer terriblement, celui qui est parti cueillir les étoiles pour les offrir à sa bien aimée. Abélard. Et encore aujourd’hui, il nous manque l’oisillon au parfum philosophique et au chapeau magique. 

Alvin est un tournant dans la vie de Gaston et donc dans cette histoire mise en scène par Dillies et Hautière. On reconnait leurs pattes, leurs émotions à griffonner et peindre un monde mais une nostalgie s’empare de nous. On tente tant bien que mal de raccrocher les wagons mais comme Gaston on reste encore meurtri de la perte de notre ami. On aimerait tourner la page, avancer mais on reste sur les pages noires ou marrons, celles qui semblent nous enfoncer encore un peu plus dans le désarroi. On s’enlise.
Et puis au fur et à mesure de notre lecture, les couleurs deviennent lumineuses. D’un jaune ocre on passe à un jaune or, un bleu nuit étoilée. On retrouve ce qui nous plaisait dans Abélard. Cette dose de poésie, de magie, cette touche d’humanité, de pureté insouciante mais pourtant réelle. 

On ressent la plume de Dillies, on savoure les mots de Hautière. Les coups de crayons qui peuvent paraitre naïfs deviennent encore plus humains. On se sent renaitre et ce personnage de Jimmy Pumpinks est la trouvaille de l’héritage d’Abélard, un bal des monstres où ne sont monstres que seuls ceux qui les voient comme tels. Une magnifique leçon d’humanité.  Grâce à Jimmy on se prend à rêver d’un monde meilleur, un monde où les rêves seraient permis, la musique comme une portée de vie, la langueur du temps comme suprême instant présent. Un éloge du bonheur en somme. Ce petit truc qui fait «  qui sème le vent adoucit les mœurs ». Ce personnage qui fait que l’on peut dire « je suis bien ici ».

Un dytique à la nostalgie aiguisée, qui puise dans nos pires cauchemars humains, nos faces sombres. Un album qu’il faut prendre le temps de lire et relire pour se détacher d’Abélard tant celui-ci semble intouchable. Une belle leçon de maturité. Un bel album tout en douceur et en bonté, de résilience et de chemins à parcourir pour revenir à la vie et apprendre à se détacher, sans oublier, celui qui est parti. Apprendre à faire notre route en sa compagnie le cœur allégé et rempli de vie, d’étoiles et de poésies.

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A lire chez Moka au milieu des livres... vite vite. Mo, Marion, Noukette en ont aussi parlé.

 

Alvin
L’héritage d’Abélard et Le Bal des Monstres
Dillies – Hautière
Dargaud