« Elles m’avaient dit la douleur, comme on répand la menace pour mieux la conjurer. Elles m’avaient conté la douceur, sans vraiment la nommer. Elles avaient commenté l’attente, l’impatience, la lourdeur. Je les avais écoutées sans les croire, ne voulant rien imaginer, persuadée que pour moi, tout serait différent. Rien n’a été différent mais c’était mon histoire. Elles parlaient d’amour intense et immédiat, de symbiose et d’instinct. J’ai eu l’impression – dans la sueur, la lutte, les odeurs de corps et de vie – d’une rencontre entre deux animaux. L’un, sans défense, devant tout apprendre à l’autre. J’étais celle qui ne savait rien, elle était celle qui savait tout, mais nous ne parlions pas le même langage. »
Quel exploit !! Imaginez un roman écrit à 36 mains, un club de 18 auteurs, d’écrivains, de plumes qui se mélangent, s’harmonisent pour écrire un livre où tout semble juste, relié, sans trace, empreintes de telle ou telle encre, écrivain.
Imaginez un shaker de mots, de phrases, de genres. Imaginez un grand barnum et vous ajoutez tous les ingrédients propres à l’écriture. Vous agitez, vous secouez. Et hop vous servez « vivre près des tilleuls » sauce L’AJAR, association des jeunes auteurs romands. Ah ils sont innovants ces suisses, forts. Sans nul doute, ils osent s’affranchir des diktats de l’écriture, de l’écrivain seul devant sa feuille, agoniasnt sur son clavier.
Pour cela « Vivre près des tilleuls » est une réussite, un exploit, le rêve de tout salon de voir en son sein, 18 auteurs dédicacer, parler de ce roman, à tour de rôle comme une longue genèse à un roman court et au sujet lourd.
« Vivre près des tilleuls »où l’histoire du décès d’une enfant, du long et absolu deuil, de son absence insoluble et éternelle pour ses parents. L’histoire de la mort Louise mais surtout et encore plus d’Esther Montandon, sa mère, célèbre écrivaine suisse.
Esther qui a laissé à Vincent König, l’ensemble des fonds, des archives, de documents divers, lettres, cartes, pièces administratives, coupures de presse, brouillons de mots, écrits.
Dans cette masse de papiers qui n’intéresse personne, Vincent met la main sur un manuscrit miraculeusement préservé, un recueil d’impression, un journal de bord, des pensées et souvenirs qui ont égrené la vie d’Esther après la disparition de sa fille. « Une petite sociologie du deuil ». Et c’est ces écrits qui nous sont offerts, donnés. C’est ce regard, son histoire, ce récit, cette douleur qui s’écrit devant nos yeux, sans pathos ou colère. Juste les faits, la douleur qui s’inscrit et la vie qui en découle.
C’est sur cette histoire d’un impossible deuil que nous emmène à lire L’AJAR. Et l’exploit de cette écriture multiple est là, dans ces mots qui s’écrivent, cette force du réel et qui n’est que fiction. On se pose la question de savoir si ces documents existent vraiment, si Esther Montandon est une écrivaine reconnue ou pas, si ce récit est basé sur une histoire vraie ou purement inventée.
C’est sur ce fait irréel qu’on écrit 18 auteurs soit 36 mains romandes. On entre dans la réalité de l’écriture, dans la prouesse de cette fiction, dans une déclaration d’amour à l’écriture, la littérature, à outrepasser les frontières de l’écrivain solitaire.
C’est cela qui fait que ce roman est un ovni littéraire, un exploit, un épisode littéraire qui ne demande qu’à se reproduire. C’est cette prouesse, ce tour de passe-passe finement écrit qui nous tient en haleine, nous fait tourner les pages et tenter de comprendre comment c’est écrit ce roman. C’est L’AJAR qui nous mène par le bout du nez et peut-être, en tout cas pour moi, au détriment de l’histoire par elle-même.
Alors comme le grand Emile Ajar, le maitre du canular, je dis bravo à L’AJAR. Bravo aux facétieux romands qui osent écrire des romans qui se tiennent, qui balayent la littérature actuelle et lui donnent un sacré coup de jeune.
A retrouver chez Eimelle, Dominique, Geneviève qui a été happé, Merlieux et Cécile qui comme moi ont aimé le côté créatif, Gloria et Olivier … coup de cœur, Martine, Tlivres et Arts, Albertine, Laure, Anita.
Un billet écrit dans le cadre de l’opération menée par l’Insatiable Charlotte et des 68 premières fois, éditions 2016.
Vivre près des tilleuls
L’AJAR
Flammarion
68 premières fois