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Le blog du petit carré jaune
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5 juin 2014

"Les heures souterraines" Delphine de VIGAN

 

 

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« Il ne s’était rien passé.

Rien de grave.

Il lui avait fallu plusieurs semaines pour revenir à cette scène, se la remémorer dans son intégralité, se rendre compte à quel point chaque détail restait présent à sa mémoire, les mains de l’homme, cette mèche de cheveux qui barrait son front lorsqu’il se penchait, le visage de Jacques, ce qui avait été dit, ce qui était resté dans le silence, les dernières minutes de la réunion, la manière dont il avait ramassé ses affaires, sans empressement. Jacques avait quitté la salle sans la saluer.

[…]

Mathilde était revenue à cette scène parce que l’attitude de Jacques à son égard s’était modifiée, parce que plus rien ensuite n’avait été comme avant, parce qu’alors avait commencé un lent processus de destruction qu’elle mettrait des mois à nommer. »

 

«  Le travail court – il à sa perte ? ». Que penser de cette « occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, et à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être » (Diderot).  Que penser de cet « emploi, fonction, gagne-pain, métier, profession, spécialité » (le petit robert) en langage familier on dit aussi turbin, taf, boulot, job ? Que penser de ce lieu  barbare, de cette jungle où pour survivre, il faut jouer de la machette, montrer les crocs et serrer des dents ?

Que penser de cette violence gratuite que l’on nous assène huit heures durant ?

 Et que penser de ce mot qu’on te dit, qui ne porte pas outrance mais qui à la longue t’atteint dans tes entrailles, sous ta carapace. Que penser de ces mots, ces regards qui t’assassinent, te mettent en joue et tirent ! Que penser des menaces proférées mais sur lesquelles tout le monde rit, passe sous silence ou sur le fait que c’est lui. LUI ! Comme si tout à chacun l’excusait déjà parce que oui, c’est lui.  « Il est comme ça, on le sait. Il l’a toujours été alors hein…. On ne va pas le changer et pi il est pro, il sait bosser ». Il est pro !

Et voilà comment on cache ses faiblesses, comment on passe sous silence toutes les traces et les cicatrices qu’il laisse. On lui pardonne, on le materne, le cajole, le glorifie. Parce que c’est lui !

 

10441979_322624081220216_419763041302893221_nLes heures souterraines parlent de ce monde du silence, ce monde de l’entreprise, des logiques de rentabilité qui pulvérisent les liens sociaux et humains,  du monde des relations humaines modifié par des comportements  pervers, de notre société où la ville couve les cris, la solitude et les détresses des plus démunis, des plus faibles.

Mathilde, la quarantaine, veuve et mère de trois enfants, s’est découverte un jour en embauchant dans une grande société. Au fur et à mesure de son ancienneté et de ses convictions, elle est devenue le bras droit de Jacques, Directeur Commercial d’une des branches de l’Entreprise. Si au début tout se passait bien au fur et à mesure l’étau s’est resserré et au détour d’une réunion, Jacques s’est transformé en bras d’acier, l’a broyé. De paroles
en paroles, de façon de faire en façon de traiter, il s’est insinué au quotidien dans son esprit, à jouer et a fini par la détruire.

Harcelée, charcutée, scalpélisée, injuriée, Jacques a joué au dur, menaçant l’intégrité de Mathilde, s’emparant des moindres parcelles de son être. Il a vidé son panier  sous le regard de tout à chacun, devenant la parfaite victime. Et Mathilde est tombée. Les rouages de ce harcèlement se sont mis en route. Elle n’a rien vu venir. Et pourtant.

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Pourtant elle aurait du se douter. Elle s’est emmurée, fait silence face aux injures, menaces, sarcasmes et dénigrements de Jacques. Elle a poursuivi ses missions avec la conscience d’un travail de qualité et des retours professionnels extérieurs positifs. Mais la machine de destruction massive était mise en marche devant les yeux de tout à chacun. De bras droit, Mathilde est devenu une main gauche reléguée dans la pièce du fond, le rebus, la moins que rien, celle que tout le monde évite de peur de s’attirer les foudres de Jacques.

« Elle  cru qu’elle pouvait résister.

Elle  a cru qu’elle pouvait faire face.

Elle s’est habituée, peu à peu, sans s’en rendre compte. Elle a fini par oublier la situation antérieure, et le contenu même de son poste, elle a fini par oublier qu’elle travaillait dix heures par jour sans lever la tête.

Elle ne savait pas que les choses pouvaient basculer ainsi, sans retour possible.

Elle ne savait pas qu’une entreprise pouvait tolérer une telle violence, aussi silencieuse soit-elle. Admettre en son sein cette tumeur exponentielle. Sans réagir, sans tenter d’y remédier ».

Il y a Mathilde et il y a Thibault. Ils ne se connaissent pas. Ne se croiseront qu’une seule et unique fois. Silhouettes parmi tant de silhouettes, âmes solitaires parmi tant d’âmes solitaires dans une ville, ils pourraient au détour d’une rue, d’une rame de métro se reconnaitre, percuter de plain pied leur solitude, leur désespoir, leur errance, leur détresse.

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Thibault est médecin urgentiste. Il intervient chez les patients au moindre appel et ce qui était au début une vocation est devenu un calvaire. Son quotidien, c’est le désespoir d’une ville qui a rendu les plus faibles encore plus faible, les plus démunis encore plus démuni. Thibault ausculte au quotidien la détresse, la misère, le désespoir. Et il n’en peut plus de porter ce monde à bras le corps. Il voudrait pouvoir poser sa tête, son corps, se poser quelque part, « être seul, percevoir autre chose que son corps devenu un terrain vague, un territoire abandonné relié pourtant au désordre alentour. Son corps est sous tension, prêt à imploser. La ville l’étouffe, l’oppresse. Il est fatigué de ses hasards de son impudeur, de ses fausses accointances. Il est fatigué de ses humeurs feintes et de ses illusoires mixités. La ville est un mensonge assourdissant »

 

Les heures souterraines de Delphine de Vigan est un roman moderne sur notre monde actuel, notre société où les notions humaines ont été modifiées face à l’Entreprise, au Monde.

Dans un univers de compétitions et de productivité les méthodes de management ont poussé les hommes jusqu’au bout de leur limite. De collègues, les hommes sont devenus cannibales. Perversité, rumeurs, manipulation, dépossession, harcèlement… pour arriver au burn-out.  Et la ville n’est que le reflet de la société. Les violences invisibles ont surgi, l’agressivité, l’agression, les violences sont devenues quotidiennes et banalisées.

 

Ce roman m’a touché de plein fouet. Vibrant, à fleur de peau, j’ai happé les mots… pour me reconnaitre dans Mathilde. Depuis un an j’encaisse, me blinde. Comme un char non pas d’assaut mais un char défensif, un bunker. J’ai fortifié mes murailles, mes entrailles. J’ai tenu un an… Un an à le regarder,  à voir son jeu se mettre en place. Un an … puis j’ai craqué et là tout s’est effondré. Injure, menace, destruction, dépossession, harcèlement et pour finir burn-out.

Mais sur ma route, j’ai la chance de rencontrer des mains, des regards, des lumières. Je tiens, je crois en moi, je reprends confiance pas à pas et au quotidien. Je me nourris des moindres signes du vent, de la pluie de la chaleur de ceux qui m’entourent, me protègent, me reconnaissent pour ce que je suis. Moi, juste moi mais complètement moi. Le chemin sera long pour que je retrouve mon intégrité, mon amour mais il est là… là et j’y vais de ce pas. Merci à celles et ceux qui sont là. Merci à vous d’être présents et de m’aider, de me veiller. Merci tout simplement mais merci sincèrement.

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Commentaires
C
J'ai beaucoup aimé comme tous les livres de cette auteure !!
M
Tu as bien fait de me conseiller la lecture de ton billet. Je comprends mieux. J'aime l'écriture de Delphine de Vigan, et je ne connaissais pas ce roman, nécessaire, comme dit Eimelle.
E
un livre nécessaire... et ton billet le prouve...<br /> <br /> Bon week-end
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