"les échoués" Pascal Manoukian
« Dans cette course d’obstacles entre désespérés, c’est souvent la règle. On croise trop d’injustices pour s’apitoyer sur chacune d’elles, trop de morts pour les enterrer tous. Il faut sans cesse contrarier sa vraie nature, se forcer à oublier ce qu’on éprouvait avant. Il n’y a pas de place pour la compassion et la pitié. Elles vous détournent de vos urgences. Embarquer sur un bateau, arracher un passage à l’arrière d’un camion, trouver un travail, un bout de couverture, un repas périmé, tout se fait toujours au détriment d’un autre. Le moindre geste, la moindre décision peut tourner au combat à mort. Il faut être prêt à tout arracher à plus misérable, plus fragile, plus découragé que soi. C’est aussi ça, la clandestinité.
L’inconnu au fond du trou le savait. Il comprendrait. Chaque migration comporte sa part de risques et d’horreurs. […] Pour autant le flux ne s’interrompt pas ; la horde et la nuée priment, rien ne peut les endiguer, il faut survivre. »
Difficile de vous parler de ce roman, d’ailleurs en est-ce vraiment un tellement « les échoués » est un vrai récit humain, un récit qui ne peut nous laisser indifférent. Difficile de vous en parler sans y laisser de soi, de ses racines, de ne pas penser à tous ceux qui nous constituent, nous font, nous ont fait, donner les bases, l’esprit, notre âme, de ses envies d’un monde où l’humain est en paix.
Difficile oui, de ne pas lire « les échoués »de Pascal Manoukian sans penser à tous ces êtres, ces hommes, ces femmes et enfants qui tentent au péril de leur vie, de leur corps, de leur propre liberté, de trouver, non pas un Eldorado, mais une terre où le mot paix a un sens, où marcher peut se faire la tête haute et le cœur plus léger.
Difficile d’échapper à ce que l’auteur nous donne à lire, difficile de ne pas tenter de convaincre moults associations, personnes autour de nous, d’ouvrir sa porte ou tendre l’oreille quelques instants à ceux que nous nommons les migrants, les réfugiés, les sans-papiers, ceux qui se cachent dans la clandestinité.
Difficile oui de lire derrière ces mots bien propres, la misère plus que misère, l’exil, l’esclavage moderne, la souffrance à vif, la traitrise, les mensonges des bien-pensants, l’errance au-delà du mot errance, l’extrême précarité d’une vie, la peur, la violence mais aussi la solidarité, l’amour, l’amitié, la franchise, la loyauté.
Difficile de ne pas s’armer à son tour et de se partir à la découverte de Virgil, le Modalve à la carrure d’athlète et au grand cœur, d’Assan, le Somalien sans Dieu mais foi humaine en un homme, d’Iman, sa fille aux lèvres cousues et au déguisement d’homme, de Chanchal, l’effeuilleur de roses au cœur tendre bangladais et à la reconnaissance éternelle.
Ils sont quatre sans papier, sans domicile, sans identité réelle. Quatre à essayer de survivre et de tenter le tout pour le tout pour survivre encore et ouvrir la route à celles et ceux qu’ils ont laissé au pays, là bas, au delà des frontières, dans la guerre, les pillages, les viols, la pauvreté extrême, la famine, les camps de réfugiés. Ils sont quatre à avoir connu l’exil, les frontières passées clandestinement, la mort, les vagues qui retournent les embarcations et noient les corps.
Ils sont quatre et ils sont des milliers à être exploités par les marchands de sommeil, les bâtisseurs d’empire en béton, les négriers des temps modernes, les prêteurs sur femmes, les passeurs, les vendeurs de corps.
Ils sont quatre et ils sont des milliers à survivre dans une forêt, un champ en friche, au bout d’une autoroute, un bidonville, une jungle, à faire peur à cette société de bien-pensants pour l’image qu’ils véhiculent : les vols, la puanteur, la misère, la détresse, la peur des autres, l’effroi de celui/celle qui ne nous ressemble pas, l’inconnu. Ils sont quatre et ils pourraient être nous si la tectonique des plaques s’était inversée ou se modifiait.
De Lampedusa aux banlieues parisiennes retirées, d’Houlgate à des appartements où l’espace d’un instant, il est enfin facile de se poser, de la vie à la mort, de la mort à la vie, nous suivons le parcours de Virgil, Assan, Iman et Chanchal et de tous ces réfugiés, ces clandestins qui n’ont qu’un seul défaut : être nés dans un pays en guerre, en ruine, en détresse profonde, à l’autre bout de notre vieux territoire, derrière nos écrans ultramodernes, au-delà de nos richesses que nous ne voyons plus.
Ils sont quatre à ouvrir un chemin d’espoir à tous ceux qui n’ont plus rien à perdre, même la vie.
Au-delà de l’écriture, Pascal Manoukian a décrit un pan de notre société qui nous fait réfléchir sur nos petits agissements de bons samaritains, de bourreaux aux armes modernes. Il ose, à l’instar de Sigolène Vinson et de son sublime roman « courir après les ombres », exprimer ce que tout le monde sait mais ne dit pas. Il appuie là où cela fait mal : notre conscience, notre moralité mais sans toutefois donner de leçon. Loin de là même : il dresse un état des lieux du monde de la clandestinité et nous fait ouvrir les yeux sur cela même qui nous font peurs, nous traumatisent, les voleurs de poules et autres présumés coupeurs de têtes, violeurs de femmes. Il nous offre un superbe portrait de ces sans papiers qui font tant peur à notre société.
Alors même si j’ai éprouvé un petit bémol à l’écriture même de ce récit, « les échoués » sont plus que jamais, à lire pour que notre cœur, notre âme n’oublient jamais que quelque soit le pays d’où l’on vient, nous sommes tous un étranger pour l’autre et un sans papier à la naissance. Et nous, nous prenons une claque de découvrir (et pourtant on le sait) qu’au-delà de la vie, continuer de marcher sera toujours plus facile que de rester résigner.
Un livre d'humains, un livre d'humanité, un livre de vies, un livre à lire vite, très vite tant la vie est maintenant, tant l'humain est présent.
« Qu'est-ce qu'ils nous reprochent ? demanda-t-il encore abattu [...]
Rien d'être des clandestins.
C'était tout, pas de bruits, pas de mauvaises odeurs, pas de comportements déplacés. »
(à lire chez Mirontaine, L'insatiable, Blablablamia, Effleurer une ombre et écouter la chronique de Charlotte sur France Bleu Maine chez les 68 premiers romans sortis pour cette rentrée littéraire de septembre 2015)
Les échoués
Pascal Manoukian
Don Quichotte