" Ma fugue chez moi " Coline Pierré
« Mardi 19 décembre
14h46
Les rayons du soleil ont fait évaporer mon spleen. J’ai repris mon rythme et mes activités quotidiennes : la lecture, le banjo, le dessin. Je suis ici depuis près d’une semaine, je ne suis pas sortie de la maison, pourtant il me semble avoir vécu davantage qu’en un mois au collège. Peu importe où on se trouve, ce qui rend la vie palpitante, c’est ce qui se passe dans notre tête. Tout peut devenir une aventure, même l’immobilité et la solitude. »
« Ma fugue chez moi ». Qu’est ce j’ai aimé cette histoire improbable, étrange et pourtant bien réelle d’une fugue d’ado pas comme les autres !
Je pourrais vous narrer l’histoire d’Anouk, jeune demoiselle de 14 ans, cheveux châtains, lunettes rouges, pas bien dans sa peau, bouc émissaire de ses camarades de classe et de collège depuis que sa meilleure amie a décidé de lui pourrir la vie.
Anouk souffre en silence. Elle crie en elle. Derrière son duffle-coat, ses moufles, son bonnet, son écharpe, elle se cache aux yeux du monde. Si seulement ses parents lui autorisaient de laisser cette frange lui tomber sur les yeux, cela serait sa vraie parade contre la cruauté du monde, contre les paroles blessantes, humiliantes, les gestes qu’on lui assène au quotidien.
Et pourtant, elle n’a rien d’extraordinaire, de différent.
Ce qu’elle aime, c’est joué du banjo, lire, dessiner, crayonner, se rendre dans les bibliothèques, écouter de la musique. Elle aime le vent glacial envahir ses poumons, regarder au-delà de ce que les yeux portent, sentir sous sa main, le contact des choses. Elle ne se sent ni punk, ni aventurière, ni hippie, ni décalée. Elle en a juste assez de cette vie qu’elle mène, de toute cette souffrance qu’elle accumule et qu’elle ne peut laisser exploser, partir.
Ses seuls amis : sa prof de banjo, Akiko, aussi décalée qu’elle mais qui lui insuffle ce courage, cet espoir, cette confiance, ce besoin de tendresse et de chaleur dont manque cruellement Anouk et son chat Peanut, vieux félin caractériel qui se glisse dans ses jambes pour réclamer sa pitance et lui procure l’affection dont elle a tant besoin.
Car il faut dire que la Cellule familiale n’est pas géniale non plus. Une mère climatologue absente, exploratrice en terre norvégienne, qui connait mieux Ny Alesund et la Baltique que les rues de sa ville, les aurores boréales que les soucis qui ornent la maison, les tracas du quotidien. Un père dépassé par ses deux filles, ne sachant ni si prendre, ni montrer l’amour, l’affection qu’il leur porte. Un père qui bosse pour échapper à la solitude qui lui pèse. Et enfin une sœur, un peu plus jeune, qui est l’exact opposée d’Anouk, bout en train, impulsive, sportive, sociable.
Bref Anouk ne sait comment faire pour se débarrasser de sa souffrance, partager son sac à dos solitaire. Elle rêve d’ « un studio, faire ses courses au marché le matin, déjeuner d’une assiette de pâtes, dessiner dans un parc l’après-midi, jouer du banjo dans un bar le soir, et dormir avec le chat errant qu’elle aurait adopté. ». Bref être libre, indépendante, seule, se frayer son chemin sans jouer des coudes ou se faire marcher dessus par tous ces gens qui veulent se faire remarquer. Ne plus avoir peur.
Alors en cette veille de Noël, Anouk décide de fuguer. Partir, emporter dans le sac à dos, quelques sous-vêtements, des habits chauds, le nécessaire à hygiène et secours, des bouteilles d’eau, des barres de céréales, des fruits et se risquer à s’aventurer dans la vie. Prendre l’air, s’aérer, disparaitre aux yeux du monde, des autres. Fuguer.
Mais pas n’importe où… Chez elle. Est-ce la meillleure décision quand la planque trouvée n'est autre que le grenier de la maison ?
Je ne saurai dire tout ce que m’a apporté, procuré ce livre. On se reconnait, ado comme adulte. Il est nous, dans nos faiblesses lumineuses, nos fragilités, nos courages, nos forces, nos envies, nos chemins embourbés qui se rejoignent à un carrefour de vie. Nos fuites. Nos fugues intimes.
Coline Pierré écrit avec tendresse, bonté, luminosité. De la littérature jeunesse comme j’aime : douce, chaude, sincère, généreuse, envoutante et pas mièvre pour deux sous. Du vrai. De la vie. Du beau.
Je savais que sa plume effleurerait mes cicatrices. Je savais que cette lecture serait un baume, une belle fugue littéraire, un instant de bonheur à moi, une chaleur et une générosité que seuls les zèbres peuvent absorber. Ce fut au-delà de mes attentes.
Cette fugue est remplie de phrases que l’on souligne et annote dans nos carnets, pour ne pas oublier que dans chacun de nous se niche un talent, un petit truc, un quelque chose qui nous rend unique et différent aux autres. Ce quelque chose qui justement nous fait devenir nous, quelqu’un qui se découvre, se découvrira tout au long de sa vie, qui n’en finira pas de s’accepter jusqu’au moment où enfin soi, il s’en fichera des obstacles, des souffrances et où il deviendra une mélodie audacieuse, une écriture, ce quelqu’un tout simplement. Soi. La plus belle personne que l’on peut tout simplement être. Un petit livre qui fait accepeter les fugues de chacun d'entre nous, les rend belles, grandes, aventureuses.
Un coup de cœur. Un silence et une petite lumière que l’on allume dans son cœur pour se réchauffer les jours de doutes ou de tempêtes. Une belle lecture qui fait chaud, très chaud au cœur et à l’âme. (Pour info et parce qu'il est signé Coline Pierré et Martin Page, allez faire un tour sur Monstrograph... Ca fourmille de petits livrets délicats, sensibles, drôles, farceurs, merveilleux. Une caverne de joyeux zèbres.)
« Je pense à ma vie future, à ce à quoi elle ressemblera. Etrangement, même si rien n’a changé, j’ai repris confiance en moi. Comme si m’isoler m’avait permis de me retrouver, de mieux savoir qui je suis et ce que je veux. Comme si mettre le quotidien en pause m’avait aidé à mieux le reprendre. J’ai l’impression d’avoir fugué à l’intérieur de moi. »