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Le blog du petit carré jaune
21 mars 2016

"Le grand marin" Catherine Poulain

 

1507-1

« Embarquer c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui. T’as plus de vie, t’as plus rien à toi. Tu dois obéissance au skipper. Même si c’est un con – il soupire. Je ne sais pourquoi j’y suis venu, il dit encore en hochant la tête, je ne sais pas ce qui fait que l’on veuille tant souffrir, pour rien au fond. Manquer de tout, de sommeil, de chaleur, d’amour aussi, il ajout à mi-voix, jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à haïr le métier,  et que malgré tout on en redemande, parce que le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à en devenir fou. Qu’on finit par ne plus pouvoir se passer de ça, de cette ivresse, de ce danger, de cette folie oui ! » 

Il faudrait toujours être en route, toujours aller plus loin, ne jamais s’arrêter, être dans une recherche perpétuelle d’un quelque chose qui nous pousse à vivre, à rester vivant, à survivre.
Il faudrait toujours pouvoir posséder un sac qui nous serre le dos, nous camoufle cette partie fragile que nous ne voyons pas mais qui nous tient, nous construit, nous oblige à avancer avec le strict minimum, le vital. Il faudrait toujours une terre inconnue, aride, froide, glaciale où seul le vent du Nord, de l’Arctique, nous contraint à nous réchauffer à coups de grandes lampées de whisky, de vodka, d’alcools bus cul sec. Il faudrait ne pas oublier ces espaces insondables, ces mers immenses, ces océans remplis de poissons aux écailles argentées. S’arrimer à Kodiak, cette terre australe, ce bout du monde.
Il faudrait ne jamais se lier à ces grands types, ces héros malmenés, ces hommes au visage buriné par le sel, la solitude, la boisson, les odeurs des grands espaces, la poussière, la saleté, la sueur, le froid, le sang. Il faudrait ne pas aimer les aimer, ne pas aimer ces rochers d’hommes aux muscles durs, saillants, impénétrables où l’impossible devient réalité, où la souffrance est l’amie la plus proche, où la dureté d’un monde est le seul compagnon de route.
Il faudrait accepter que le temps devienne long, sans variation, une marée qui monte et qui descend, l’infini. Réaliser que son rêve de gamine, de folle, est un voyage sans retour, sauvage, libre, impénétrable, la volonté paradoxale d’être toujours sur l’eau, pêcheur, marin, ne pas avoir le pied terrien. Accepter d’avoir les mains sales, tuer, éviscérer les boyaux des poissons, bouffer leur chair crue à en tomber malade, ne pas avoir les mains lisses mais poisseuses, visqueuses… Accepter de ne plus être femme mais Femme, soi.

Et puis enfin, contre attente, il faudrait comprendre que l’on peut tomber amoureuse de cette terre glaciale, infinie, inconnue, de cet océan où pêcher est se confronter à soi, que le poisson est autre chose que cet invertébré qui défit les lois des filets, que le saumon est le pire ennemi de l’homme, où les hameçons se fichent dans les mains, les déchirent, font perler plus que de simples gouttes de sang, empoissonnent le corps, où mastiquer un poisson cru est la pire des souffrances que l’on peut s’infliger.
Poser un pied à terre, ne plus naviguer sur ces océans de vagues terribles, plates, ces flux et reflux. Aller au premier saloon, bar miteux et poser son cul sur des tabourets hauts, commander un bon vieux malt ou une bière, se saouler la gueule pour oublier la terreur, la solitude, les peurs.
Et puis se rapprocher des hommes, les autres, l’équipage, tous ces marins aux joues sales et porteuses de poils, ceux avec qui on a bataillé contre le froid, les poissons pêchés et enfermés dans la cale, la glace, les cris et hurlements du skipper.
Il faudrait pouvoir se réchauffer à leur corps, s’unir dans la plus grande des tendresses, douceurs ; comprendre qu’au-delà des océans, il y a l’amour, pas celui qui nous retient, mais celui qui nous tient chaud, nous empêche de couler. L’amour juste et beau.  

Le Grand Marin… Au-delà d’un roman sur la pêche, l’amour, l’aventure des grands fonds, de l’océan vaste et sans frontière, Le Grand Marin est un roman sur la vie, sa dureté, sa souffrance, sa véritable foi et instinct, la géographie d’un bord du monde jamais atteint, un espace inconnu. Des hommes.

Il est un roman sur les hommes, leur identité cachée, leur insondable figure, les conditions de vie à bord des bateaux de pêche, pas ceux qui s’en vont appâter quelques sardines et autres morues aux larges de nos côtes bétonnées, non ceux qui sont les cowboys des grands espaces maritimes, ceux qui sont comme les indiens, vivent de peu, ne racontent rien ou si peu et qui pourtant ne peuvent se déplacer qu’en banc, qu’à l’unisson de leur tâche.  

Catherine Poulain a écrit un roman sur le silence infini qui marque les corps de ceux et celles qui le côtoient, vivent avec. Un roman sur cette terre glaciale de l’Alaska, aride bout du monde et ces hommes, magnifique de force et de fragilité une fois le pied posé à terre. Un roman qui va au-delà des fantasmes de l’aventure simple.
Elle a écrit un roman violent de vie, un récit où la souffrance, l’homme est au cœur de son écriture, où la nature n’a rien de ces grands espaces chatoyants, ressourceurs, sereins. Et pourtant. Pourtant.
D’une écriture sauvage, à fleurs de peaux, sans fioriture, pure, sensorielle, Catherine Poulain nous ancre dans ce territoire inconnu, ces bateaux, nous appâte à ces hommes, héros anonymes, à Lily son héroïne, cette femme de bout de rien qui plonge dans ce milieu et qui au-delà de qu’elle est, devient peut-être une femme plus que toute autre, toutes celles qui se pavanent de longues robes, de talons aiguilles, de crèmes anti-cellulites ou rides. Dans sa plus grande nudité, Lily est femme, tout entière, sans fanfreluche ni maquillage. Elle est elle, les mains sales, sanguinaires, déchiquetant le poisson à peine pêché, se manucurant les ongles à coup d’hameçons ou de filets à jeter dans les fonds marins. Elle est femme au milieu de tous ces hommes et elle est Elle. Elle est Vie.

Un roman où il faut accepter qu’il ne se passe rien, où le temps s’éternise, où la dureté est présente à chaque page, mot. Un roman où le cœur bat à l’unisson des vagues et de l’immensité océanique et terrestre, le sauvage et le beau. Un roman où la seule présence est celle de grands hommes taiseux, libres, au goût sauvage de sel et de poissons. Un roman où l’homme est homme derrière son silence, un fil de rasoir, à fleur de peau burinée. 

J’aurai pu passer à côté. J’ai failli. Je me suis accrochée tel un mollusque à son rocher, j’ai puisé dans mes fonds marins, j’ai ancré ma  lecture. J’ai dérivé des jours et des nuits aux mots posés. J’ai entendu plusieurs fois l’appel du grand large, j’ai dérivé. J’ai posé, suis revenue parce qu’on ne lâche pas Le Grand Marin comme cela, parce que Catherine Poulain possède une écriture sauvage, qui respire l’air, le vivant, la foi. J’ai navigué entre les phrases et me suis laissée prendre dans les filets du Rebel, ce bateau qui navigue au-delà des côtes de l’Alaska et qui n’a jamais aussi bien porté son nom que dans Ce Grand Marin. Jack London, Melville, David Vann, Pierre Loti vivent en Catherine Poulain. Et c’est peut-être cela sa plus grande force : une écriture remplie de vie sauvage et envoutante.

 

« Tout court Lili, tout avance. L’océan, les montagnes, la Terre quand tu marches.. Quand tu la parcours, elle semble avancer avec roi et le monde se déroule d’une vallée à l’autre, les montagnes, puis les ravins où l’eau déboule et s’en va vers le fleuve qui court vers la mer. Tout est dans la course Lili. Les étoiles aussi et le jour, la lumière, tout court et nous on fait pareil. Autrement on est morts. »

 A découvrir chez Clara et Nicole...

Le Grand Marin est sélectionné dans le cadre de l'opération menée par L'Insatiable Charlotte et des 68 premières fois, édition 2016

 

68 veresion retenue - 2ème édition 25032016

 

Le Grand Marin
Catherine Poulain

Edition de l’Olivier

 

Catherine Poulain - Le grand marin

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Commentaires
C
j'ai été ferrée dès les premières lignes!
S
Un jour, j'y viendrai à cette lecture. Et comme toi, je m'y accrocherai "tel un mollusque sur son rocher" !
M
Il me fait envie celui-là ...
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