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Le blog du petit carré jaune
7 décembre 2018

Tiffany Tavernier - Roissy

 

Roissy

« Ici, je suis en sécurité. Personne ne peut me trouver, pas même ce type croisé devant les portes du Rio. Qui à la surface, pourrait imaginer que des hommes ont choisi de vivre à plus de huit mètres  sous terre dans des galeries souterraines ? Boyaux qui se déploient sur des dizaines et des dizaines de kilomètres sous l’aéroport. » 

Elle erre. D’un terminal en un autre terminal, d’une zone d’attente à une zone d’embarquement, d’un sas à un autre. Seule. Seule parmi les autres, parmi tant d’autres. Ces autres justement. Touristes d’un jour, d’un voyage, homme ou femme d’affaire, mère, sœur, maitresse, épouse.
Elle erre. Sans but ni recherche. Elle fuit même.
Elle se fuit, fuit ces autres qui lui rappellent un passé qui n’existe plus, s’est effacé, comme on efface les souvenirs dessinés à la craie sur une vielle ardoise rayée, cabossée, cassée.
Elle erre et fuit. Traverse les pistes, les couloirs, emprunte des portes que personne ne voit, les dérobées, évite les agents de sureté, la police, les douaniers. Ne s’adresse qu’à ceux à qui elle peut mentir, s’inventer une vie, des vies, faire semblant. Partir au Brésil, à Djakarta, Londres, Tokyo, Pékin ou pourquoi pas Djibouti. Mentir pour rêver. Mentir pour vivre.
Elle erre dans ce terminal qui jamais ne s’éteint, ne s’endort, qui jamais ne s’est qui est qui, qui fait quoi, d’où il/elle vient et où il/elle va.

« Terminal 2B. Transie. Assise depuis combien de temps ? Derrière les vitres, face aux tapis tournants, grappes d’hommes et de femmes cherchant du regard leurs valises. Seuls ou par petits groupes ils sortent, mains serrées sur la barre de leur chariot, se retenant à quoi ?  » 

Elle erre. Et cela fait 8 mois. 8 mois d’errance sur ce sol propre, lessivé, nettoyé par une équipe qui doit faire de ce lieu un paradis, un rêve de paix, un espace à la sérénité, une invitation au voyage, sur ces bancs sièges qui ne permettent pas de se poser, se reposer, dans ces magasins où le luxe s’étire à l’infini, où la richesse s’étale devant le profit. Sans cesse en mouvement, une ligne de fuite, en bout de course. Bagage dans une main un matin, valise dans l’autre le soir, sac sur le dos le lendemain. Elle traverse inlassablement la zone A, leT2, s’aventure. Mais jamais trop loin. Jamais en dehors de ce périmètre qui est sa sécurité.
Elle erre. Improvise. Tient sa tête hors de l’eau. Pourquoi, comment, avec qui, depuis combien de temps, que cherche-t-elle, qui cherche-t-telle, que fuit-elle, d’où vient-elle, où va-t-elle, pour combien de temps ? Invisible aux yeux de tous, indécelable. Sauf pour ceux qui comme elle. Errent. Errent de terminal en terminal. Errent sans cesse. Errent jusqu’à faire péter leur bulle de vie, de survie. La bulle qui les maintient en vie. 

« Pour eux comme pour moi, ce monde est notre dernière chance. Le quitter, ne serait-ce qu’une seule fois, ce serait renoncer à tous les voyages, à toutes les identités, perdre, en somme le peu de matière qu’il nous reste, rompre définitivement le fil qui nous tient encore en vie, briser la magie par laquelle chacun de nous ici s’invente hors la violence du monde. » 

Il y a des livres qu’on croise et pour lequel on prend le temps de lire, de traverser les zones, de laisser construire ces visages, ces êtres non plus cabossés mais invisibles. Des humains. Des hommes et des femmes que le monde a abandonné, que la vie a oublié, que la lumière a omis d’éclairer. Des visages qu’on ne regarde plus et qui pourtant vivent là, près de nous, dans des espaces ouverts au monde. Des lieux de vie. Une vie où tout passe, rien ne reste, ne se transmet sauf l’ivresse d’un vol, d’un voyage réussi grâce aux mille et une possibilités que nous offre les banques, les free shop et autres duty-free. Une vie de réussites et d’espaces qui n’en finissent pas, des vols qui traversent un monde qui bouge, bouge trop vite, bouge en oubliant ceux qui sont devenus des invisibles. 

Dans ces livres, on y croise ceux qui sont indécelables. Ceux qui se masquent, se déguisent pour ne plus se faire être visible, se rendre invisible, des indétectables. Ils errent et rendent ce monde transparent tout à coup beaucoup plus humain, d’une humanité bancale, émouvante, terriblement fragile. Fragile comme l’est un moment de grâce, un moment où la grisaille, le désespoir s’offre à celui, celle qui sait le regarder, le lire autrement que par la pitié, la gêne, la souffrance, l’humiliation ou la haine.
Et c’est cela qui fait la beauté de ce roman, du roman de Tiffany Tavernier. Cette façon de mouvoir sa plume, de déplacer notre regard, notre axe de vision, de nous emmener à côtoyer cette femme, son errance dans un Roissy soudain humanisé, fait d’êtres où le sang afflue derrière les maquillages, les costumes et uniformes, les badges au nom d’emprunt pour éviter  les agressions gratuites, les sans domiciles fixes, les errants. C’est cela que nous tend l’autrice, la vie dans une fourmilière, la vie auprès d’une femme éparpillée, cabossée, perdue, échouée comme on échoue dans ces lieux qui sont des centres de vie mais où personne ne vit.  

Tiffany Tavernier nous donne la matière, l’émotion, la pièce d’un puzzle que l’on n’arrive plus à lâcher. On lit le roman, on entre dans le ventre de l’ogre, on pousse les portes, s’engouffre dans les boyaux, tombe sur des culs de sac ou des toilettes qui deviennent l’espace de quelques instants des Eldorados. On rêve, on ment, on s’évite, on se travestit comme pour mieux échapper à ce qui nous fait peur, ceux qui nous font peur. Avec une extrême pudeur, une générosité à fleur de mots, une sensibilité aigue elle nous fait rencontrer une femme, sa peau, son âme. On devient elle, on erre nous aussi. On rencontre, on fuit, on aime, on craint.
Et lorsqu’on termine ce livre, on redresse la tête, regarde autour de nous, on ouvre ses bras vers ses autres. Ceux que l’on oublie de regarder, ceux qui sont venus simplement se poser quelques instants, histoire de se réchauffer, de se retrouver en vie, de voir la vie, de rêver à une autre vie, de bousculer d’un coup de valise ou de sac, son errance quotidienne. Et se pose la question alors inévitable : où vais-je et qui je suis ? Qui sont-ils et où vont-ils ? 

« Je reste encore un long moment à regarder le flot des passagers. J’imagine leur vie, leur métier, leur invente des destinées que j’aimerais coucher sur le papier, ce que je ne ferais pas par superstition, comme si écrire sur eux pourrait influer le cours de leur existence. »

« Quand on meurt pour de vrai, on hurle. » 

 

Roissy
Tiffany Tavernier
Sabine Wespieser Editeur

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